Les Bahá'ís, disciples d'une religion universelle qui réconcilierait toutes les confessions, viennent de célébrer les cent ans de leur implantation en France / Témoignages. par Benoît Hervieu-Léger
Ils sont une trentaine, rassemblés un soir de décembre au septième étage d'un immeuble de Créteil. Assis en cercle dans un salon cossu l'apéritif en moins. Ici, l'alcool est proscrit. Pourquoi ? La suite le dira : ce qui semblait débuter comme une réunion de copropriété est en réalité une célébration religieuse.
Le silence tombe brusquement. Posément, huit personnes se relaient pour lire des poèmes tirés d'un petit bréviaire. Les textes invoquent l'unicité de Dieu, l'unité du genre humain et l'unité de toutes les religions. L'auteur de ces paroles généreuses ? Il est là, lui aussi. Ou du moins son portrait de vieux sage débonnaire, cloué sur le linteau supérieur de l'entrée. Il a pour nom `Abdu'l-Bahá et les hôtes du salon sont ses héritiers spirituels : les Bahá'ís.
A l'instar des six millions de Bahá'ís dispersés dans plus de 200 pays, la communauté de Créteil célébrait, ce soir-là, la fête dite du dix-neuvième jour. "Le calendrier Bahá'í compte dix-neuf mois de dix-neuf jours chacun", explique Chiva Rouhani, présidente de l'Assemblée spirituelle locale de Créteil (ASL), dirigée collégialement par neuf membres élus pour un an. "Le passage d'un mois à l'autre donne lieu a un rassemblement en plus des réunions habituelles, au cours desquelles un temps de prière précède les échanges de nouvelles."
En France, ils sont environ 2000 à se réclamer de la "dernière religion monothéiste", née en Perse, il y a cent cinquante ans. Sous un régime alors dominé par l'intolérance religieuse et la corruption d'Etat, un jeune commerçant surnommé le Báb (la porte, autrement dit le précurseur en persan) ose prôner publiquement la réforme morale de la société, l'égalité des sexes et l'avènement d'un messie universel. Ses prises de parole lui valent le peloton d'exécution le 9 juillet 1850, mais aussi des disciples. Privés de leur guide spirituel, les Bábis se tournent vers Bahá'u'lláh (1817-1892), un jeune dignitaire de la cour persane. Ils croient trouver en lui le messie annoncé par le Báb, et deviennent les Bahá'ís. Emprisonné en Iran, puis transféré en Palestine, celui que les Bahá'ís considèrent comme leur élu désigne son fils `Abdu'l-Bahá (1844-1921) comme seul interprète autorisé de son testament spirituel. La foi baha'ie se vit aussi au nom du père et du fils.
"Pour nous, commente Brenda Abrar, de la communauté niçoise, Bahá'u'lláh est le dernier prophète, dont la parole se fonde sur deux principes clés : la citoyenneté universelle et la révélation progressive, autrement dit la foi en une religion unique, dont chaque prophète avant Bahá'u'lláh, de Bouddha à Mahomet, en passant par Jésus-Christ, a contribué à sa manière à diffuser les enseignements. `Abdu'l-Bahá représente, quant à lui, l'exemple à suivre, la conduite à tenir pour coller au plus près du message de Bahá'u'lláh, son père."
"La diffusion de la foi baha'ie en Occident est partie de l'Hexagone, note Lucien Crevel, président élu pour un an de l'Assemblée spirituelle des Bahá'ís de France. Or, au terme d'un siècle d'implantation, nous sommes toujours d'illustres inconnus."
Président de l'Assemblée spirituelle versaillaise, Arnaud Riou attribue ce manque de visibilité "aux travers de la laïcité à la française. En France, le grand public a du mal à cerner les identités religieuses qui sortent du cadre des grandes religions représentées, explique-t-il. Il est vrai que nous n'avons pas de clergé: Bahá'u'lláh considère que l'humanité a acquis une maturité suffisante pour pouvoir s'en passer. Nous n'avons pas non plus de culte défini, ni d'équivalents pour les sacrements. Il est vrai aussi qu'une religion qui reconnait l'égalité parfaite entre toutes les autres passe souvent pour un syncrétisme bizarre, voire une secte."
Les suspicions de ce genre ont d'ailleurs coûté fort cher à une communauté où l'on se dit très attaché au principe d'intégration citoyenne. "J'ai été arrêté à trois reprises dans mon pays d'origine et placé en résidence surveillée, raconte Abdelhamid Kherbouch, l'un des premiers Bahá'ís d'Algérie, installé à Versailles depuis quatre ans. Dans un pays musulman comme l'Algérie, nous sommes considérés comme des hérétiques, vu que nous croyons en l'existence d'un prophète après Mahomet. Il nous est interdit de constituer des Assemblées spirituelles. Or nous refusons par principe d'entrer dans la clandestinité au nom du respect des lois du pays. "En Iran, berceau du Bahá'ísme, où vivent encore 400 000 d'entre eux, trois nouvelles condamnations à mort ont été prononcées en novembre par le régime des ayatollahs et l'accès à l'université demeure fermé aux jeunes.
"En France, la communauté baha'ie se compose encore pour moitié d'iraniens exilés, en majorité depuis la révolution islamique de 1979, souligne Saïd Rouhani, établi à Créteil. De fait, on identitie souvent notre foi à une religion perse, alors que son message porte bien au-delà. " Et notamment chez des Français dits de souche.
Ainsi, Alain Gueudré, 36 ans, coresponsable du service informatique d'un grand quotidien national, devenu Bahá'í il y a quatre ans. De père athée et de mère catholique pratiquante, Alain Gueudré a rompu avec sa confession d'origine à l'adolescence. "Vers la trentaine, j'ai entamé un cheminement spirituel. J'ai pensé un temps à la franc-maçonnerie, mais le goût du secret m'en a dissuadé. Après avoir rencontré mon épouse, iranienne d'origine et baha'ie, j'ai abordé les rares ouvrages Bahá'ís traduits en français : entre autres. Le Livre de la certitude, de Bahá'u'lláh, ou les Leçons de Saint-Jean d'Acre, d`Abdu'l-Bahá. J'y ai trouvé des réponses concrètes à des questions toujours très actuelles: les inégalités sociales, le racisme, la mondialisation. "En février 1995, Alain Gueudré s'engage donc et obtient sa "carte de créance" (carte d'identité baha'ie, délivrée aux plus de 21 ans, âge requis pour élire les délégués de l'Assemblée spirltuelle).
"La foi baha'ie est le lieu d'une réconciliation, explique Michel Verhasselt, assureur de profession et membre de l'ASL de Versailles. Je suis devenu Bahá'í à 22 ans, en 1984. Je menais alors une quête spirituelle qui m'a conduit à vouloir accepter toutes les religions et trouver une solution de paix pour l'humanité " De père catholique et de mère juive, Alain Guéry, membre de la même ASL, dit avoir "trouvé dans la foi baha'ie la solution à une double appartenance religieuse, qui s'est longtemps traduite par des déchirements identitaires". Pour d'autres convertis, l'absence de clergé, et donc de "contrôle spirituel", a suscité l'adhésion de façon décisive.
"Mais n'allez pas croire que tout nous soit permis, confie un président d'ASL. Une discipline existe, dont toute la communauté doit se porter garante. L'interdit sur l'alcool, la chasteté avant le mariage ou "l'année de patience" imposé à ceux qui veulent divorcer en témoignent." " C'est parfois difficile, confesse une jeune baha'ie, mais nous savons qu'il faut ça pour être dans le vrai."
Benoît Hervieu-Léger